lundi 3 août 2009

Sur la musique hindoue (in Bharata)... - René Daumal

"Le grand ennemi de l'homme,
contre qui il engage dès sa naissance une lutte à mort,
c'est le Temps. La conscience du temps pur, vide de contenu, est
intolérable. [...] L'homme d'Occident cherche par tous les
moyens à tuer le temps, en le remplissant de sensations,
d'émotions, de raisonnements, d'agitations diverses, ou,
beaucoup plus communément, d'automatismes qui remplacent tout
cela et lui permettent de dormir vingt-quatre heures par jour sous
les apparences correctes d'une mécanique humaine plus ou moins
bien réglée. Il invente des calendriers et des horloges
pour transformer l'impitoyable durée, forme de sa vie, en un
temps mathématique, extérieur à lui, qui n'est
plus qu'une loi objective de la nature, étrangère à
son sens intime. Mais souvent tous ces voiles jetés sur la
réalité du temps se révèlent vains et
illusoires; la durée ressuscite douloureusement sous la forme
du cruel ennui. L'Oriental, en général, a choisi un
autre mode de lutte – je parle de l'Oriental qui pense (je précise
que l'Oriental dont je parle est l'Oriental conscient; or il l'est
d'autant plus qu'il s'affirme ennemi de l'Occidental impérialiste
et colonisateur...); il ne cherche pas à tuer le temps sous
les mille façons de dormir, c'est à dire en se tuant
soi-même. Au contraire, en vivant le temps, il l'identifie à
lui-même et l'annihile dans sa propre conscience. [...]

Or, toute musique se meut dans la
durée, mesure la durée; comme la durée, elle est
succession irréversible. La musique est donc, quelle qu'elle
soit, le temps concrétisé; elle est du temps audible.
Ce merveilleux instrument nous donne prise sur l'insaisissable temps.
Il est donc à prévoir que l'homme de l'Ouest et l'homme
de l'Est se serviront de cet art pour combattre le vieil ennemi,
chacun a sa manière. [...]

L'occidental recherche dans la musique
la procession sonore qui revêt et qui dissimule la durée.
Les musiciens de l' Inde, sinon de tout l'Orient, ne veulent le son
que pour mettre en évidence le silence. Ainsi dix rayons, dit
Lao-Tseu, se réunissent pour former un moyeu; mais c'est le
vide qui est au centre qui permet l'usage de la roue; de même
un vase est utile, non par le plein de ses parois, mais par le vide
qu'elles déterminent. La musique orientale vise avant tout à
sculpter dans la durée une succession de "moments de
silence"; et l'auditeur goûte chacun de ces moments comme
la substance de sa propre vie, de sa conscience malheureuse d'être
limitée, enfermée dans une peau individuelle.

Le mot « écouter »
prend deux sens bien différents s'il s'agit de l'une ou de
l'autre de ces manifestations sonores. L'Occidental goûte, à
entendre la musique, un double plaisir, mélodique et
harmonique. Dans le cas le plus favorable, lorsque la mélodie
n'est pas simplement une basse satisfaction de ses instincts, de ses
passions, éveillées et calmées agréablement
par la puissance des successions sonores, ce qu'il admire, c'est
surtout la résolution habile d'un problème posé
par le musicien. La première mesure rompt brutalement le
silence. Fiat sonum: et le son est séparé d'avec le
silence; l'équilibre est rompu, et le monde mélodique
est déjà en germe, avec ses lois, dans cette mesure
initiale. Pour achever sa gloire de démiurge, le musicien doit
développer ce germe, jusqu'à rétablir, après
divers incidents, diverses péripéties, l'équilibre
du silence primitif. Mais, dès le commencement, une loi est
imposée à ce développement sonore; la première
rupture de silence en provoque une seconde, puis une troisième,
et ainsi de suite. Cet étalage de puissance créatrice
peut, dans le cas d'un génie, vous faire passer sur toute la
peau le granuleux hérissement du sublime. Le plus souvent, je
préfère regarder froidement l'auditeur; anxieusement
suspendu au thème mélodique, il se demande à
chaque instant comment le musicien va se tirer de cette difficulté
où il s'est jeté; et il soupire d'admirative
satisfaction lorsque finalement cette succession d'équations
sonores se résout avec art dans le silence final. Le temps a
été vaincu. La réalité qui se cache
derrière la mélodie, à qui s'adresse
l'admiration, c'est celle d'une volonté individuelle assez
puissante pour s'imposer elle-même à travers la durée.

L'homme d'Asie n'a que faire de cet
art. Pour l'Hindou, particulièrement, les problèmes
mélodiques sont résolus depuis des siècles.
L'individualisme de l'artiste occidental qui veut se surpasser en
réalisant par sa création l'image d'un dieu personnel à
l'oeuvre, n'a pas cours chez lui. Une tradition antique a limité
le nombre de thèmes musicaux – on dirait peut-être
mieux, pour traduire l'intraduisible mot “Rag”, des colorations
musicales. La technique du “Rag” est minutieusement régie
par des règles très précises et très
compliquées. Chaque “Rag” est lié à une
heure du jour, à une saison de l'année, à un
état d'âme; il est mâle ou femelle, il a telle ou
telle couleur. Les Rags se rattachent aussi à des sujets
mythologiques précis; ils sont représentés
souvent, dans les arts plastiques, comme des êtres vivants.
[...]

Le musicien occidental comprendra que
le musicien se sert des "Rags" un peu comme le poète des mots,
fixés dans une forme grammaticale, mais qui dans sa bouche
développent d'infinis réseaux de correspondances. Mais
le "Rag" est d'une bien plus grande souplesse; avec un seul de ces
thèmes que régissent des règles ancestrales, le
musicien, par la seule répétition nuancée
librement, par des entrelacements du "Rag" avec lui-même,
parvient à la réalisation de l'objet propre de son art:
l'expression de moments de silence, auxquels les thèmes
traditionnels ne font que donner des colorations précises, qui
permettent à chaque auditeur d'en goûter plus
concrètement la saveur de souffrance. Et chacun de ces thèmes
est d'une simplicité universellement humaine: le soir, le
matin, le printemps, la nuit... Je comprends qu'un Occidental
vraiment et purement occidental ne puisse supporter de se sentir
durer ainsi nu et seul, dans un midi qui s'éternise, ou dans
la première veille nocturne qui n'en finit plus, qui revient
impitoyable dix fois par minute, allongeant chaque pincement de
corde, pour lui, en une éternité d'ennui. Mais si, par
un acte d'amour, il s'identifie à l'auditeur hindou, à
la musique, au musicien lui-même, s'il a le courage d'affronter
sa propre solitude, il entendra alors, mais avec autre chose que son
oreille de chair, une nouvelle musique, insoupçonnée.

Chaque mesure retourne à chaque
instant au silence. Dans chaque silence il se retrouve seul en face
de lui-même. Et c'est toujours le même moment. La durée,
résolue en instants identiques, s'évanouit en un unique
acte de conscience. L'homme se saisit tel qu'il est, dans la présence
concrète d'un instant. Une autre mélodie naît:
non plus de la succession des notes, mais des relations entre ces
moments de silence. De là ce sentiment, souvent noté
par des Occidentaux, d'une musique qui se développe selon une
nouvelle dimension du temps; qui impose sa règle, non plus
seulement à l'existence corporelle, mais à un ordre
plus intime, à une forme plus subtile de l'existence. Aussi
est-il impossible de noter, avec notre système d'écriture,
ce qui constitue l'essentiel d'un "Rag" hindou.

Et la tradition musicale de l'Inde sait
très bien qu'un "Rag" donné doit mettre l'auditeur en
état de se saisir dans la réalité nue de son
existence immédiate. Le "Rag" est donc une vérité;
il ne prend tout son sens que joué dans le moment pour lequel
il a été conçu." [...]












"Music is the silence between the notes" (Debussy)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire