lundi 26 octobre 2009

le grand magicien (Daumal)

Il y avait un puissant magicien qui habitait rue Paupère dans une mansarde. Il vivait là sous les apparences d'un petit employé vieillot, propret et ponctuel. Il travaillait dans une succursale du Crédit Mystique, avenue des Humbles. Il aurait pu, d'un coup de cure-dents magique, transmuer en lingots d'or toutes les tuiles du toit. Mais c'eût été immoral, car le travail, pensait-il, ennoblit l'homme. Et même la femme, dans une certaine mesure, ajoutait-il.

Quand la tante Ursule, une vieille chipie, qui venait d'être ruinée par la dégringolade des titres viragonais, vint s'installer chez lui et exiger sa protection, il n'aurait tenu qu'à lui de la transformer en une jeune et jolie princesse, ou en cygne qu'il aurait attelé à son char magique, ou en oeuf à la coque, ou en coccinelle, ou en autobus, mais c'eût été contraire aux saines traditions familiales, fondement de la société et de la morale. Aussi couchait-il sur le paillasson, se levant à six heures pour préparer le café de tante Ursule et aller lui chercher des croissants; après quoi il écoutait patiemment l'engueulade quotidienne, parce que le café sentait le savon et qu'il y avait un cafard cuit dans un des croissants, et qu'il était un neveu indigne, et qu'il serait déshérité, de quoi ? on se le demande; et il laissait dire, sachant que s'il avait voulu... mais tante Ursule ne devait pas se douter qu'il était un puissant magicien. Cela aurait pu faire naître en elle des idées de lucre qui lui auraient fermé à tout jamais les portes du Paradis.

Ensuite le grand magicien descendait ses six étages, et se cassait parfois la figure dans l'escalier homicide et graisseux, mais il se relevait avec un fin sourire, pensant que s'il avait voulu, il se serait mué en hirondelle et aurait pris son essor par la lucarne, mais les voisins auraient pu le remarquer, et pareil prodige aurait ébranlé dans ces âmes simples les fondements d'une foi naïve mais salutaire.

Arrivé dans la rue, il époussetait de la main son petit veston d'alpaca, en prenant soin de ne pas prononcer les formules qui l'auraient changé instantanément en chasuble de brocart, ce qui aurait mis un doute pernicieux dans le coeur des passants, si heureux dans leur ingénue conviction en l'immuabilité des lois naturelles.

Il déjeunait au zinc de prétendu café et d'un petit pain moisi; ah! s'il avait voulu!... Mais pour bien s'empêcher d'utiliser ses pouvoirs supra-normaux, il avalait en vitesse cinq cognacs, car l'alcool, alourdissant ses facultés magiques, le ramenait à une sainte humilité et au sentiment que tous les hommes, même lui, étaient frères, et s'il s'était rebuffé sous prétexte de sa barbiche sale quand il voulait embrasser la caissière, c'est que la caissière n'avait pas de coeur et ne comprenait rien aux paroles de l'Écriture. A huit heures moins le quart, il était au bureau, manchettes aux avant-bras et plume à l'oreille, et parcourait son journal. Il aurait pu, d'un simple effort de concentration, connaître à l'instant tout le présent, le passé et le futur du monde entier, mais il s'astreignait à ne pas faire usage de ce don. Il devait lire le journal, pour ne pas perdre l'usage de la langue populaire, grâce à laquelle il pourrait, à l'heure de l'apéritif, communiquer avec ses semblables en apparence, et les guider sur la voie du bien. A huit heures commençait le grattage de papier, et s'il commettait parfois une négligence, c'était afin que la semonce du chef de service fût justifiée; autrement, en lui faisant une remontrance imméritée, son chef aurait commis un grave péché. Et toute la journée le grand magicien, sous l'aspect modeste d'un petit employé, poursuivait son oeuvre de guide de l'humanité.

Pauvre tante Ursule! Lorsqu'à midi il rentrait, ayant oublié d'acheter du persil, au lieu de lui casser la cuvette sur la tête, si elle avait su ce qu'était réellement son neveu, elle aurait agi tout autrement, certes, mais elle n'aurait jamais eu l'occasion de constater à quel point il est vrai que la colère est une courte folie.

S'il avait voulu!... Au lieu de mourir à l'hôpital, d'une maladie anonyme et d'une mort à peine chrétienne, sans laisser de traces sur terre qu'une jaquette miteuse dans la garde-robe, une vieille brosse à dents, et des souvenirs narquois dans les coeurs ingrats de ses collègues, il aurait pu être pacha, alchimiste, mage, rossignol ou cèdre du Liban. Mais c'eût été contraire aux secrets desseins de la Providence. Personne ne fit de discours sur sa tombe. Personne n'avait soupçonné qui il était. Et, qui sait? lui-même non plus, peut-être.

C'était pourtant un bien puissant magicien.


(extrait des Pouvoirs de la parole de René Daumal)

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