mardi 31 mai 2011

Claude CAHUN

Claude Cahun, l’artiste visionnaire, la personnalité dérangeante, la résistante condamnée à mort, celle qui n’a jamais voulu se contenter d’être une muse du surréalisme a longtemps été occultée, tronquée, trahie. Elle est exposée à Paris, au musée du Jeu de Paume, du 24 mai au 25 septembre 2011.

cahun claude

Naître en 1894 et façonner son destin de femme, juive, lesbienne, artiste et activiste révolutionnaire dans le contexte de deux guerres mondiales et de l’explosion surréaliste est déjà peu courant. Mais s’avérer aujourd'hui la plus actuelle, voire futuriste, de toute la scène d’alors est nettement plus époustouflant. Ses collègues sont représentatifs d’une époque. Elle seule les transcende. Cette audace, cette originalité, cette détermination ont un prix. Beaucoup s’ingénièrent à l’enterrer vivante. A nous aujourd’hui de la chercher. La tache promet d’être des plus exaltantes.

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La quatrième de couverture de la biographie de François Leperlier, publiée en 1992, s’ouvre sur cette succulente déclaration : “J’ai la manie de l’exception” et précise que l’on va parler d’une personnalité “excentrique” (loin du centre) qui s’est toujours refusée à “l’autorité des évidences”. L’Interdit s’incline. L’introduction de l’essai de Laura Cottingham, Cherchez Claude Cahun, publié en 2002, dépeint en outre sa modernité : “Proust est mort en 1922 et avec lui le dix-neuvième siècle. Claude, pour sa part, anticipa non seulement le vingtième siècle mais également le vingt-et-unième. Et il ne s’agit pas seulement d’une question d’apparences, bien que les apparences soient si importantes. Le crâne rasé de Claude, ses vêtements amples et élégants, son style si chic, son appareil photo, ces éléments qui la caractérisaient si bien sont encore et toujours des accessoires nécessaires et des activités artistiques actuelles. Alors que ce pauvre Proust chercherait, probablement en vain, du Dom Perignon et de l’absinthe s’il débarquait dans l’East village en 2002, Claude, tout comme nous, aurait son tapis de yoga et connaîtrait déjà le premier cycle de la série Astanga”.

Choisir un pseudonyme unisexe

Claude Cahun est née Lucy Schwob le 25 octobre 1894. Elle ne perd pas son nom en l’aliénant par un mariage mais en choisissant un pseudonyme unisexe. Elle partagera sa vie entière (privée, artistique et politique) avec Suzanne Malherbe dite “Moore”, la fille de sa belle-mère, avec qui elle a été élevée et qu’elle ne quittera jamais. Les amantes travailleront ensemble dans les écrits, photographies, autoportraits, photo-montages et lutteront au quotidien. On peut d’ailleurs supposer qu’attribuer à la seule Claude Cahun son œuvre géniale est un peu injuste : cette œuvre tient certainement à une étroite collaboration entre les deux femmes : “En mettant Claude Cahun comme unique créatrice de ces photos, en gommant le rapport d’adresse à Suzanne Malherbe et même sa part de créatrice, l’exposition [qui avait alors lieu à Paris au musée d'Art moderne] nie la possibilité que la création soit aussi l’œuvre du couple, sans doute parce que la complicité du couple homosexuel échappe ici à une norme établie. Or comment ignorer cette probabilité quand on sait que dès l’adolescence elles ne se sont jamais quittées, qu’elles ont eu une éducation quasi semblable dans des familles de même milieu et qu’elles ont participé aux mêmes aventures : théâtre, revues (l’une par l’écrit, l’autre par le graphisme), mouvement surréaliste, Résistance… Evidemment, cela va à l’encontre du créateur un et unique mais nous connaissons à notre époque de nombreux couples homosexuels créateurs qui se revendiquent comme tels” (Catherine Gonnard in Lesbia magazine n° 141, septembre 1995).

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Quoi qu’il en soit, il s’agit de s’affranchir des images imposées, invivables, à commencer par le clivage féminin/masculin. Ainsi tout au long de son livre Aveux non avenus (1930), Claude Cahun veille à l’alternance des deux genres grammaticaux. De même, ses fulgurants autoportraits ne peuvent la rapprocher de rien de connu. Elle y joue de son aspect ou le truque, cheveux courts ou pas de cheveux, profil accentué, crâne allongé, dédoublements à l’infini, masques, rôles féminins ou masculins joués et triturés. On peine à savoir précisément ce que l’on est en train de regarder, on a beaucoup de mal à croire que ces œuvres datent de 1920, on reste en émerveillement devant l’audacieuse fierté du regard défiant l’objectif.

Apprécier l’indéfini

La biographie de Leperlier et l’enquête de Cottingham interprètent différemment la personnalité sexuelle de Claude Cahun. Pour le premier, “n’ayant aucune complaisance pour tout ce qu’on attache habituellement au sexe féminin, ironisant sur le féminisme, bien convaincue que l’acte poétique intéresse des individus avant d’engager des genres toujours hypothétiques à ses yeux, elle est mieux placée que quiconque pour vérifier que les thèmes masculins et féminins sont en conversion permanente dans l’écriture et que l’imagination n’a pas de sexe, ou bien elle les a tous”. Leperlier déclare joliment que pour lui Cahun n’est pas “fixée” sur son identité sexuelle et que là comme ailleurs elle “appréciait l’indéfini”.

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Cottingham, elle, craint que par là on occulte que Cahun soit femme et lesbienne. A son sens, Cahun s’est revendiquée femme, refusant seulement d’être féminisée, ce qui n’est pas la même chose : “Tout en refusant d’être “féminisée” (et par conséquent d’admettre que le corps des femmes soit à la disposition sexuelle des hommes), Cahun revendiquait consciemment sa position politique de femme dans ses œuvres (…) Ces assignations contemporaines parmi d’autres au sujet d’une Cahun masculine ou travestie reposent sur des idées extrêmement conservatrices sur l’apparence des femmes et leur production artistique, car il n’y a rien de manifestement “mâle” dans les œuvres de Cahun. Il faudrait plutôt dire que les autoportraits de Cahun présentent souvent l’image d’une femme qui rejette les codes visuels conventionnels de la conduite des femmes : ses cheveux ne sont pas longs, son visage ne se cache pas sous un maquillage, son corps n’est pas fardé de bijoux et elle ne porte pas de robe. Le choix de se représenter non féminisée (…) était orchestré en opposition aux codes établis de l’apparence des femmes et non en fonction d’une quelconque tentative délibérée de se faire passer pour un homme ou une travestie”.

Echapper à l’histoire et à la culture

Personnellement, je me contenterai de rappeler que ne pas s’affirmer femme ne signifie en rien se vouloir homme. Ce qui est sûr c’est que, quelles que soient les nuances à ce sujet, on aura compris que la position de Cahun dérangeait à l’époque et dérange encore. Quant à son lesbianisme, il est régulièrement gommé, comme c’est la tradition. Et là il est beaucoup plus facile de trancher en faveur de Cottingham quand elle dénonce Leperlier qui “a tellement envie d’hétérosexualiser Cahun qu’il prétend que 'Claude Cahun a aimé Breton, d’un amour manifestement impossible comme tous ses amours, mais plus impossible, plus secret, plus désespérément fou que tous ses amours réels ou fictifs'”. La phrase “impossible comme tous ses amours” appliquée à quelqu’un qui partagea sa vie et son œuvre avec une autre est tout simplement scandaleuse. Et me revient forcément en mémoire ma propre indignation à la lecture des biographies de Marguerite Yourcenar : à elle aussi on prêtait volontiers des amours masculines montées en épingle.

Dans un cas comme dans l’autre, je me moque bien sûr complètement de la vérité ou non de ces amours, je suis seulement outrée du fait qu’elles viennent en paravent, masquant et dénigrant de grandioses histoires d’amours féminines (Yourcenar ayant aussi passé l’essentiel de son existence avec la même femme, ce qui semble compter beaucoup moins que de supposées attirances de passage pour un homme ou deux). Il est clair que l’on travaille à faire rentrer dans le rang deux personnalités qui n’ont eu de cesse d’en sortir. Cottingham évoque avec justesse ce fameux regard de Claude évoqué plus haut, si direct, qui “suggère le défi et la maîtrise de soi plutôt que la vulnérabilité et la modération” et constate qu’elle “n’avait de cesse d’imaginer et de photographier la manière dont le commun des mortels pouvait échapper à l’histoire et à la culture”. En ce qui la concerne, son lesbianisme participa pour une grande part à cette “échappée”. La ramener, comme Yourcenar, dans le domaine familier de l’hétérosexualité est une façon de minimiser sa subversion permanente. Une façon de dire “au fond d’elles-mêmes, quoi qu’elles disent et font, elles rêvent de maris et d’enfants”.

Une autre façon de minimiser cette subversion consiste bien sûr à la passer le plus possible sous silence. Il faudra attendre 1937 pour qu’une partie de l’œuvre de Cahun soit exposée au public. 1992 (près d’un siècle après sa naissance) pour consulter une biographie sur elle. 2002 pour découvrir la traduction française de l’essai de Laura Cottingham. L’Encyclopédie du surréalisme et le Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs ne la mentionnent pas. C’est que si le surréalisme était “révolutionnaire”, ce n’était pas à l’égard des femmes, confinées comme toujours au rôle de “muse-modèle-maîtresse”. Un rôle que Claude Cahun n’a pas tenu. Elle a participé aux débats politiques, s’est elle-même photographiée à son idée plutôt que de poser nue, bref s’est investie dans la désobéissance, y compris au sein d’un mouvement qui passait pour être lui-même non conformiste.

C’est pourquoi je ne me suis pas étendue ici sur les données biographiques classiques. Oui, elle fréquenta les étoiles du surréalisme, oui elle traduisit Oscar Wilde, ami de son oncle, etc. Il m’a semblé que ces grandes figures avaient fait assez couler d’encre, et j’ai préféré me consacrer cette fois à elle, rien qu’à elle, qui en fit couler si peu et en méritait tant.

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Source: http://interdits.net/interdits/index.php/Claude-Cahun-la-manie-de-l-exception.html
[Une première version de ce texte est parue dans L'Interdit en 2002].

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