mardi 17 mai 2011

La méditation ( KRISHNAMURTI)

Les ombres du soir s'allongeaient sur les eaux immobiles, et le fleuve devenait calme à la fin du jour. On voyait sauter des poissons hors de l'eau, et de grands oiseaux au vol lourd venaient se percher sur les arbres. Le ciel, d'un bleu argent, était sans nuages. Un bateau rempli de monde descendait le fleuve; on entendait chanter et battre des mains; au loin, une vache mugissait. Les parfums du soir commençaient à se lever. Une guirlande de soucis passait lentement, au fil de l'eau qui étincelait au soleil couchant. Que tout cela était beau: le fleuve, les oiseaux, les arbres, les villageois dans le bateau !
Nous étions assis sous un arbre qui surplombait le fleuve, près d'un petit temple, et quelques vaches maigres erraient ça et là. Le temple était propre, le sol balayé, et les arbustres en fleurs soignés et bien entretenus. Un homme disait les prières du soir, d'une voix triste et patiente. Sous les derniers rayons du soleil, l'eau prenait la couleur des fleurs fraîchement écloses. Puis quelqu'un vint se joindre à nous et se mit à nous parler de ses expériences. Il disait qu'il avait consacré de nombreuses années de sa vie à rechercher Dieu, qu'il avait mené une existence très austère et avait renoncé à beaucoup de choses qui lui étaient chères. Il avait également donné son concours à diverses oeuvres sociales, avait aidé à la construction d'une école, ect. Il s'intéressait à beaucoup de choses, mais c'est la recherche de Dieu qui le passionnait le plus, et maintenant, après bien des années. Sa voix se faisait entendre, et elle le guidait dans les petites choses comme dans les grandes. N'ayant plus aucune volonté propre, il s'en remettait à la voix intérieure de Dieu. Elle ne lui faisait jamais défaut, bien qu'il altérât souvent la clarté de son message; il priait toujours pour la purification de l'humble instrument qu'il était afin qu'il fût digne de recevoir.
Pouvons-nous, vous et moi, trouver ce qui est au-delà de toute mesure ? Ce qui n'appartient pas au temps peut-il être découvert par un simple objet qu'a façonné le temps ? L'observance assidue d'une discipline sévère peut-elle nous conduire à l'inconnu ? Y a-t-il un moyen d'atteindre ce qui n'a ni commencement ni fin ? Cette réalité peut-elle se laisser prendre dans le filet de nos désirs ? Ce que nous attrapons n'est que la projection du connu; mais l'inconnu ne peut être capturé par le connu. Ce qui est nommé n'est pas l'innommable, et en nommant, nous ne faisons que susciter des réponses conditionnées. Ces réponses, si nobles et agréables soient-elles, n'appartiennent pas au réel. Nous répondons à des stimulants, mais la réalités n'offre aucun stimulant: elle est.
L'esprit va du connu au connu, et il ne peut pas atteindre l'inconnu. Vous ne pouvez pas penser à quelque chose que vous ne connaissez pas: c'est impossible. Ce à quoi vous pensez vient du connu, du passé, que ce passé soit très reculé ou qu'il ne date que de la seconde précédente. Ce passé, c'est la pensée, qui est modelée et conditionnée par de nombreuses influences, qui se modifie en fonction des circonstances et des nécessités, mais qui demeure toujours un processus temporel. La pensée ne peut qu'affirmer ou nier, elle ne peut ni chercher ni découvrir quelque chose de nouveau. La pensée ne peut pas rencontrer l'inédit, mais lorsqu'elle se tait, alors il peut y avoir l'inédit, le nouveau – immédiatement transformé par la pensée en quelque chose d'ancien, de déjà vécu. La pensée modèle, modifie et colore toujours d'après le schéma de l'expérience. La fonction de la pensée est de communiquer, mais non d'éprouver une expérience. Lorsque l'expérience cesse, la pensée, prenant alors le relais, nomme celle-ci, la faisant ainsi entrer dans la catégorie du connu. La pensée ne peut pas pénétrer l'inconnu, de sorte qu'elle ne peut jamais ni découvrir la réalité ni en faire l'expérience.
Les disciplines, les renoncements, le détachement, les rituels, la pratique de la vertu, tout cela, si noble soit-il, n'est que le processus de la pensée; et la pensée ne peut agir qu'en vue d'une fin, d'un but, d'une réalisation, toutes choses qui ne sont toujours que le connu. La réalisation est la sécurité, la certitude du connu dont le moi s'entoure pour se protéger. Rechercher la sécurité dans l'inconnu, l'indicible, est un non-sens. La sécurité que l'on pourra trouver n'est qu'une projection du passé, du connu. C'est pour cela que l'esprit doit être entièrement et profondément silencieux; mais ce silence ne peut s'acheter au prix du sacrifice, de la sublimation ou du refoulement. Ce silence vient lorsque l'esprit ne cherche plus, lorsqu'il n'est plus engagé dans un devenir. Ce silence n'est pas cumulatif, il ne peut pas s'édifier par des pratiques. Ce silence est, par la force des choses, aussi inconnu de l'esprit que l'intemporel; car si l'esprit fait l'expérience de ce silence, c'est qu'il y a un sujet – conscient de l'expérience – qui est le résultat des expériences passées, qui est déjà instruit d'un précédent silence; et ce dont le sujet fait l'expérience n'est que la répétition d'une projection du moi. L'esprit ne peut jamais faire l'expérience de l'inédit, aussi l'esprit doit-il demeurer parfaitement immobile.
L'esprit ne peut être immobile que lorsqu'il n'est le lieu d'aucune expérience, c'est à dire lorsqu'il ne désigne ni ne somme rien, lorsqu'il n'enregistre ni n'emmagasine rien dans la mémoire. Ce processus de dénomination et d'enregistrement se produit en permanence à tous les niveaux de la conscience, et pas seulement à l'étage le plus élevé de l'esprit. Mais quand la surface de l'esprit est en repos, les couches les plus profondes peuvent encore laisser filtrer leurs suggestions. Ce n'est que lorsque la totalité de la conscience est immobile et silencieuse, libre de tout devenir, c'est à dire spontanément ouverte, que l'incommensurable s'anime. Le désir de maintenir cette liberté, cette ouverture, donne une continuité à la mémoire de celui qui cherche ainsi à devenir, ce qui est un obstacle à la réalité. La réalité n'a pas de continuité; elle est instantanée, toujours nouvelle, toujours originelle. Ce qui a une continuité ne peut jamais être créateur.
La pointe la plus subtile de l'esprit n'est encore qu'un instrument de communication, il ne peut pas mesurer ce qui est sans mesure. On ne peut pas parler de la réalité; et quand on en parle, ce n'est plus la réalité.
Voilà ce qu'est la méditation.



Extrait de "Commentaires sur la vie", Tome 1 , chapitre 18 in "A PROPOS DE DIEU)


Krishnamurti

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