vendredi 10 juin 2011

Granmoun Lélé

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GranMoun lélé - ah soléyé par dino974

Granmoun Lélé fait du maloya comme on respire. C’est dans sa case de Bras-Fusil qu’il a composé l’essentiel de son répertoire, plus de deux cents chansons qui parlent de sa quotidienneté, de ses rêves, s'inspirant pour ses rythmes de son environnement naturel comme I’océan «le petit désordre de la mer, pour moi, la forme comme une musique». Le maloya du clan Lélé est comme un zambrokal réussi, ce plat créole à base de riz, viande fumée, grains secs ou verts, épices, dans lequel chaque élément s'imprègne des autres tout en gardant une certaine particularité. On le sent dans le second disque, qui, après l'album Namouniman déjà plein de saveurs, met la barre encore plus haut.
C’est que depuis le début des années quatre-vingt, le maloya sous ses différentes acceptions a connu un large écho à la Réunion comme à l'extérieur. Granmoun Lélé, arrivé tardivement dans l’arène internationale, aurait pu s’en tenir au statut d'ancien, mais c’est lui qui s’est révélé un des meilleurs dynamisateurs du patrimoine. En entendant ses arrangements vocaux, les colorisations inédites qu’il apporte au travail percussif de son big band par l'adjonction de nouveaux instruments (djembé, apungalachi, sati, cloches…), on touche une plénitude sonore.

Julien Philéas est né un 28 février 1930 à Saint-Benoît, côte est de l'île de la Réunion. Parce qu'à l'heure du goûter sa mère criait toujours "Julien, lé lait!", il acquiert le surnom de "Lélé". Père malabar-cafre, mère bata-malgache, quatre frères et quatre soeurs, il suit le chemin paternel chez "létablisseman". Beaufonds, terres et fabrique de sucre, y devient journalier, puis ouvrier-ajusteur, "patron cuiseur", jusqu'à la retraite "à 56 ans, 3 mois et des médailles". Le milieu rude des travailleurs de la canne est marqué par la paie du samedi. Celle qui permet d'acheter du rhum et de faire la fête rythmée jusqu'à l'aube par les instruments du cru. C'est dans ces "kabarés" (1), interdit à "la marmaille", qu'après l'adolescence il commence à chanter, inspiré par son oncle, Arsène Madia. Virus de la musique oblige, il va même jusqu'à acheter un accordéon, "de Lyon, pesant 19 kilos". Et avec son ami Tonga Lafa, il rencontre au fil des assemblées une évidente notoriété. C'est que son maloya "foutan", ses compositions, le propulsent bien au delà des frontières de Saint-Benoît (2). Au point que, le 23 décembre 1977, il déclare à la préfecture sa propre troupe, sorte de conservatoire familial, dans laquelle vont évoluer à tour de rôle ses treize enfants (huit en font toujours partie). Et qu'il enregistre quatre titres sur un 45 tours, vinyle qui sera un des premiers du genre avec celui du Saint-Pierrois Firmin Viry.
Pour situer le maloya dans la culture réunionnaise il faut rappeler que l'île, (2512 km2, près de 600.000 habitants aujourd'hui) inhabitée il y a 350 ans est devenue au fil des siècles un cocktail de métissages, une étonnante imbrication de groupes ethniques disparates qui s'interpénètrent culturellement. Aujourd'hui ils sont 180.000 métisses descendants d'Africains, Européens, Indiens, travailleurs agricoles ou petits propriétaires terriens; 120.000 Malabars ou Tamouls ("Malbars" en créole) issus de l'Inde du Sud, ouvriers dans les usines sucrières ou fonctionnaires; 100.000 Blancs nés au pays, repérables en deux groupes, les Gros Blancs ("Gro-Blan") formant les familles possédantes et les Petits Blancs ("Ti-Blan") vivant chichement de l'agriculture ou employés; 40.000 Cafres ("Kaf") descendants des esclaves venus de Madagascar puis de la côte africaine; 15.000 Chinois de Canton ayant le quasi monopole du commerce d'alimentation; 10.000 Indiens musulmans du Gujerat ("Zarab") dominant le commerce du textile et de l'électro-ménager; sans parler des 10.000 Français métropolitains (les fameux "Zorey"). A part les "Zarab" de stricte obédience islamique, la population réunionnaise est catholique. Or, si la plupart des "Malbars" sont pratiquants, ils continuent néanmoins d'observer des rituels tamouls. La religion tamoule, variante de l'hindouisme, persistant sous forme de marches sur le feu, sacrifices d'animaux, abstinences, magies. Les "Cafres" pour leur part observent des rituels d'origine malgache ou africaine appelés services ("sevis malgas" ou "sevis kabars").
Il y a donc une interculture: perte de repères, importants carrefours de filiation et notion du métissage qui se plie à une foule d'interprétations. Il faut aussi se souvenir que la valorisation initiale de l'ex-île Bourbon fut obtenue, du milieu du 17ème siècle jusqu'à l'abolition de la traite en 1830, grâce à la main-d'œuvre esclavagiste. Et ce fait historique, fut-il occulté, est central dans l'inconscient collectif réunionnais.
La société de plantation a engendré une réalité sociale duelle que l'on retrouve dans la musique. Ainsi le séga actuel est-il un hybride de séga primitif et de quadrille des colons blancs du 18ème siècle. D'autres musiques ont accompagné des flux migratoires contemporains, quand le maloya, lui, s'enracinait de façon oedipienne dans la culture des esclaves et des nègres "marrons", ces noirs révoltés qui s'échappaient et se réfugiaient vers les hauteurs volcaniques de l'île (3). Une fracture qui permet d'expliquer la reconnaissance tardive d'un maloya qui fut longtemps cantonné dans des quartiers populaires établis justement sur les aires où se développa la culture de plantation.
Vers 1848, date de l'abolition de l'esclavage, 58.000 esclaves, soit 60% de la population de l'île sont libérés. Mais leur réalité, leur culture sera niée. Aussi bien par les descendants des "nouveaux libres" qui préfèrent évacuer cette part maudite d'histoire dans un souci post-abolitionniste que par les "élites" locales qui jugent obscurantiste toute référence à ce passé douloureux. La départementalisation française de 1946 va conforter le phénomène. Entraînant une vision jacobine de la culture marquée au sceau de l'assimilation dont l'effet sera de marginaliser davantage la culture originelle. Pour preuve, les avatars de la langue créole. Durant longtemps celle-ci est présentée, au pis comme une originalité doudouiste, au mieux comme un patois rural. Et ce n'est que par étapes et sous l'impulsion politique d'intellectuels qu'elle obtiendra statut et droit de cité. L'article fondateur de la revendication linguistique dans la revue d'étudiants créoles, "Le Rideau de Cannes", date de 1961. La première graphie phonologique et le premier poème consciemment kréol de Jean-Claude Legros sont publiés l'année suivante. La parution de 1969 à 1976 du "Lexique illustré de la langue créole" dans le quotidien "Témoignages" à l'instigation de Boris Gamaleya constitue une avancée décisive tout comme les travaux ultérieurs de "Lortograf 77" (graphie phonologique commune), de la revue "Sobatkoz", de Ginette Ramassamy (syntaxe du créole), ou les parutions de dictionnaires Kréol-Français. S'il est important de rappeler ce difficile cheminement de la revendication linguistique - un inspecteur du primaire ne déclarait-il pas encore en 1970 : "il faut fusiller le créole" - c'est que le maloya, danse des Câfres qu'il était, a toujours été par essence au coeur de cette quête identitaire linguistique, mais aussi économique et sociale (4). Point de hasard donc si, de 1956 à 1962, le maloya est prohibé par le gouvernorat de Perreau-Pradier, ce qui lui impose une quasi clandestinité justement chez les coupeurs de canne ou les laissés-pour-compte des "hauts". Si bien que, bien avant que la bataille pour la graphie créole ne prenne corps, "la musique des ancêtres" se révélait être le véhicule privilégié du non-dit anthropologique réunionnais.
L'histoire politique de l'île le vérifiera. Le P.C.R (Parti Communiste Réunionnais) au mitan des années soixante-dix popularise le maloya dans les fêtes de son journal "Témoignages" conformément à sa bataille en faveur de l'autonomie. Les premiers disques de Firmin Viry et de Granmoun Lélé sont d'ailleurs produits à son instigation. Une période durant laquelle les musiciens de maloya sont transportés dans des camions bâchés vers les lieux de concerts comme des personnalités sulfureuses!
Mais la force du maloya dépasse largement les luttes politiques en faveur d'un statut renouvelé de l'île. Comme le dit Julien Philéas: "d'un côté kèr gros, de l'autre kèr joyeux; après il faut mettre sur la balance. Quand nous pense zancêtres comment lété, nou lé kér gros; mais nou kèr lé joyeux quand nou pense zot la gagne la liberté". L'esprit du maloya est bien dans cet entre deux de nostalgie et d'espoir, de blues et de colère, d'humanité volée et de bonheur possible. Ses mots, sa poétique, ses mélodies en mineur, ne renvoient pas seulement au temps des esclaves, ils sont les pièces d'un puzzle identitaire, d'un miroir brisé (5). Ses attributs sont des voix lancinantes que soutiennent des instruments ruraux : le "rouleur" (cheval-tambour de basse que l’on chevauche, né d’un tonneau raccourci fermé d’une peau de chèvre que l'on tend au feu); le "bobre" (arc musical arrimé à une callebasse séchée); le "caïambre", boîte en tiges de fleur de canne contenant des graines que l’on agite à plat, ce mouvement donnant naissance au rythme 6-8, signature rythmique du maloya. Et encore, le "fer-blanc" (boîte de lait cabossée), les "tablas" et le "ravan" indiens, le triangle... Le maloya, enfin, est dans sa configuration originelle d'ordre rituel, ce qui permet de distinguer un maloya pilé (c'est-à-dire accessible à tous, fait pour la danse, festif, véhiculant des thèmes de la vie quotidienne) d'un maloya roulé, lié à des pratiques rituelles d'influence malgache ou tamoules, qui ne se pratique ni en scène ni en spectacles. Ce maloya intime lié aux périodes de carême - lorsque les familles invitent parents et amis à partager préparatifs, prières, offrandes aux Dieux, recueillements - est la trame de fêtes propices à l'échange de légendes, contes, sirandanes (devinettes traditionnelles), durant lesquelles parfois certains "entrent en communication avec l'autre monde" par le phénomène de la transe. Comprendre que ce maloya-là se joue à des jours et des heures précis, selon des codes plutôt secrets.
Granmoun Lélé, par ses origines, fut familiarisé très tôt aux rites malgaches et tamouls. Ainsi, le musicien est-il aussi connu dans l'île comme sculpteur-rénovateur de ces "bondiés" que les pratiquants installent dans leurs petits temples, ou de ces masques dont on se pare lors de bals malbars. Un travail très particulier qui est soumis à des règles strictes : depuis le choix des bois (uniquement du lilas, du margosier ou du camphre), jusqu'à l'abstinence de viande et de relations sexuelles pendant le travail, en passant par un carême de huit à dix jours avant la sculpture.
Granmoun Lélé fait donc du maloya comme on respire. Et c'est dans sa case de Bras-Fusil qu'il a composé l'essentiel de son répertoire, plus de deux cents chansons qui parlent de sa quotidienneté, de ses rêves, s'inspirant pour ses rythmes de son environnement naturel comme l'Océan ("le petit désordre de la mer, pour moi, la forme comme une musique"). Pour ces morceaux, il lui faut "une bonne affaire" (idée), voir "si ça rentre ou pas" et sur une construction implicite chacun des intervenants de la famille mettra "son grain de sel". Son fils Marcel Willy, -distributeur de rythmes qui joua avec Doudou N'Diaye Rose - ayant un rôle décisif dans le dialogue tradition/modernité, tant les oreilles du papa sont ouvertes à la novation, au monde de la jeunesse. Le maloya du clan Lélé est donc comme un zambrokal réussi, ce plat créole à base de riz, viande fumée, grains secs ou verts, épices, dans lequel chaque élément s'imprègne des autres tout en gardant une certaine particularité. On le sent dans ce disque qui après l'album "Namouniman" déjà plein de saveurs met la barre encore plus haut. C'est que depuis le début des années quatre-vingt, le maloya sous différentes acceptions (pur, matiné d'influences séga, jazz, reggae, rock... via les Rwa Kaff, Granmoun Baba, Firmin Viry, Danyel Waro, Ti Fock, Zizkakan, Baster) a connu un large écho à la Réunion comme à l'extérieur. L'île s'est posée la question d'une musique qui pouvait prétendre à l'universalité pour autant qu'elle était à même de se renouveler sans se renier. Granmoun Lélé, arrivé tardivement dans l'arène internationale, aurait pu s'en tenir au statut d'ancien, mais c'est lui qui s'est révélé un des meilleurs dynamisateurs du patrimoine. En entendant ses arrangements vocaux, les colorisations inédites qu'il apporte au travail percussif de son big band par l'adjonction de nouveaux instruments (djembé, apungalachi, sati, cloches... ), on touche une plénitude sonore. Le saut qualitatif du travail du clan Lélé -thèmes, syntaxe, pulsions rythmiques-, devant à l'évidence fournir des pistes de travail à bien des musiciens, jazzmen en particulier.

Frank TENAILLE

Notes :
(1) Du mot malgache kabary: assemblée, qui a donné le néologisme kabar: concert convivial, sorte de fetz noz réunionnais.
(2) Le terme maloya serait, assurent certains, d'origine malgache ("maloy aho"). Le vocable maloy voulant dire parler, dégoiser, dire ce que l'on a à dire. Le séga primitif avait beaucoup à voir avec le maloya avant que les affranchis de 1948 ne le combinent à la musique européenne. Le nom "tchega" se rapporte d'ailleurs au Mozambique à une danse très proche du fandango espagnol. Le swahili "sega" désigne l'acte de retrousser ses habits, geste typique des danseuses que l'on retrouve à l'île Maurice dans le sega ravane, à Rodrigues avec le sega tambour, aux Seychelles avec le moutia.
(3) Ultérieurement, le maloya fut adopté par la majorité des pauvres déracinés (malgaches, africains, engagés Indiens et à un degré moindre petits blancs pauvres). De même, il est patent de constater que les Malbars ont joué un rôle prépondérant dans la conservation du maloya. Les engagés indiens du XIXème siècle, l'adoptant alors que ceux qui en étaient les dépositaires, par désir d'intégration sociale, se départissaient d'une expression jugée liée à l'époque de l'esclavage.
(4) Symptomatique de cette situation, les travaux d'un groupe interdisciplinaire (sociologue, médecin, linguiste, anthropologue, etc) qui en 1989 publia un texte, "Le cache-cache d'une culture minorée et les lambeaux de l'identité perdue", qui mettait l'accent sur "un dysfonctionnement symbolique touchant les pratiques culturelles à la Réunion" allié à un questionnement identitaire non résolu.
(5) La poésie du maloya fut longtemps incomprise et jugée infantile, "décousue", par les tenants cartésianistes du francotropisme. Les poètes contemporains de l'île, Jean Albany, Boris Gamaleya, Axel Gauvin notamment ont depuis fait un sort à ces points de vue. L'univers poétique très "Facteur Cheval" de Granmoun Lélé possède à ce titre toutes les caractéristiques classiques du verbe maloya, avec ses métaphores, ses allusions, ses fantasmagories, son humour, ses emprunts linguistiques (au malgache, au swahili, à des vocables imaginaires) au point que même la famille ne comprend pas tous les mots de Lélé, parfois non transcriptibles en créole usuel.

source: http://www.label-bleu.com/artist.php?artist_id=1


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