mercredi 10 août 2011

Moondog, le clochard céleste


















Artiste de rue pendant plus de 25 ans, à New-York puis en Allemagne, il s'habillait à la mode viking et jouait sur des percussions conçues par lui-même. En puisant chez les classiques du Moyen Age, les Indiens d'Amérique ou encore dans le jazz, il a édifié une œuvre proche du courant minimaliste mais pourtant totalement atypique, hors-temps. Moondog était une sorte d'avant-gardiste d'un autre âge.

Né en 1916 à Marysville, Kansas, Louis Hardin vécut sa première expérience musicale marquante vers l'âge de 5 ou 6 ans. Son père, missionnaire catholique, est alors envoyé dans les réserves indiennes du Wyoming. Le petit Louis a ainsi la chance de jouer du tom-tom avec des Indiens Arapahu. A l'âge de 13 ans il perd la vue en s'amusant avec une amorce de dynamite. Louis poursuit alors sa scolarité dans des écoles pour aveugles et fait son premier apprentissage de la musique classique et de divers instruments (piano, orgue, violon...) auprès de professeurs diplômés de conservatoire. En 1943, Louis Hardin s'installe à Manhattan et commence à développer sa théorie de la musique, le "snaketime," en référence à l'ondulation du son. Il devient l'ami d'Arthur Rodzinski, le directeur musical du New York Philarmonic qui l'autorise à assister aux répétitions. Mais, à partir de 1947, il n'est plus vraiment le bienvenu. Louis Hardin commence en effet à se vêtir d'une tenue complète de roi Viking, casque à cornes compris. C'est alors pour lui autant un acte de résistance contre l'industrie de la mode qu'un moyen de faire taire ceux qui comparent son visage à celui du Christ ! La même année Louis Hardin commence à utiliser le nom de Moondog en souvenir de son chien qui hurlait à la lune.

A partir de la fin de l'année 1949, Moondog se produit dans les rues de Manhattan. Il chante, déclame ses poèmes et joue de ses instruments, pour la plupart des modèles uniques fabriqués selon ses directives : les trimbas (des percussions triangulaires), le oo (un instrument à corde triangulaire), le yukh... S'il loge le plus souvent à l'hôtel, Moondog s'astreint régulièrement à dormir dans la rue, les économies ainsi réalisées lui permettant de faire retranscrire ses partitions écrites en braille. Ce sera son mode de vie pendant plus de 25 ans. En 1949/50 Moondog enregistre ses premiers disques 78 tours pour un petit label New-yorkais. Devenu un figure emblématique du quartier, il se fait rapidement connaître de labels plus importants. Moondog enregistre pour Epic en 1953 (Moondog and his Friends), Prestige en 1956/57 (Caribea Sextet/Oo Debut, More Moondog, The Story of Moondog), Capitol en 1957(Tell It Again). Dans ces disques Moondog affirme déjà son style très personnel reposant sur des rythmiques aussi complexes que bancales, le résultat d'un mélange de fortes influences médiévales (canons, passacaille, rondes...), de jazz et de musiques traditionnelles (des Caraïbes, des Indiens d'Amérique...).



Une période creuse, au niveau discographique, semble s'installer après Moondog Suite (MG, 1959). Il faut attendre 1967 pour qu'il bénéficie d'un "coup de pub inespéré". Cette année-là Janis Joplin et son groupe, The Big Brother and The Holding Company, reprennent (en simplifiant la rythmique) "All is Loneliness", une composition enregistrée par Moondog en 1949. Deux ans plus tard, en 1969, un jeune compositeur du nom de Philip Glass fait sa connaissance dans les rues de Manhattan et décide de l'héberger : le "squat" durera 3 mois. Philip Glass et son ami Steve Reich ont alors l'occasion de travailler avec Moondog et même d'enregistrer en amateurs (les bandes, si d'aventure elles ont été préservées, n'ont jamais été éditées). Cette expérience ayant eu lieu à une époque séminale pour la musique minimaliste répétitive (Moondog rencontra également Terry Riley), Philip Glass et Steve Reich le proclamèrent un temps "fondateur du minimalisme", mais Moondog n'accepta jamais ce "titre". Même s'il a en commun avec eux la tonalité, Moondog déclara : "rythmiquement je suis considéré comme avant-gardiste mais mélodiquement et harmoniquement je suis très classique". Il déclara aussi : "Bach faisait quelque chose de minimal avec ses fugues. Alors quoi de neuf ?".

La grande compagnie Columbia/CBS, qui publie les premiers travaux de Steve Reich en 1967, s'intéresse alors au "clochard céleste" et lui donne l'occasion d'enregistrer avec un grand orchestre. Ses deux albums les plus connus sont alors publiés : Moondog en 1969 et Moondog 2 en 1971 (les deux seront réunis sur un seul CD, Moondog en 1989). Un certain engouement, tout relatif, s'empare alors de ce personnage bizarre, considéré comme un avant-gardiste échevelé. Dans les années 60/70 la Beat Generation l'accueille à bras ouverts, le voyant comme une icône de la rébellion. Moondog a l'occasion de se produire avec Allen Ginsberg, Lenny Bruce, dans des films avec William Boroughs... Il apparaît dans quelques shows télévisés, compose pour la publicité, la radio, une de ses œuvres est utilisée dans le film "Drive, She said" avec Jack Nicholson...

En 1974, Moondog disparaît brusquement des rues de Manhattan, certains le croient mort. En fait, en janvier 1974, après deux concerts à Francfort Moondog a décidé de rester en Europe, continent auquel il s'est toujours senti spirituellement et culturellement très attaché. Vers 1975/76 une étudiante en géologie du nom de Ilona Goebel fait sa connaissance dans les rues de Recklinghausen, une petite ville de la région de Cologne. Intriguée elle apprend rapidement qu'il est compositeur. Elle écoute ses disques sortis sur CBS et décide de l'héberger chez ses parents à Oer-Erkenschwick. C'est là que Moondog élira définitivement domicile. Non seulement Ilona l'héberge mais elle devient son assistante, son manager, transcrit ses partitions et réussit à le convaincre d'abandonner sa tenue de Viking ! Elle donne une nouvelle impulsion à sa carrière puisqu'en quelques années le label allemand Roof Music édite Moondog in Europe (1977/78) ; H´art Songs (1978), une superbe collection de morceaux quasiment "pop" qui font étrangement penser à Robert Wyatt ; A new Sound of an old Instrument (1979), une série de pièces pour orgue en solo ou en duo.

Dans les années 80 Moondog n'a publié que deux disques : Facets en 1981 et Bracelli en 1986. Il consacre son temps à la composition, parfois pour se lancer des défis à lui-même comme pour Cosmos I et II, une série de 8 canons nécessitant un millier de musiciens pour une durée de 9 heures ! "Mais je n'ai pas écrit cela dans l'idée que se soit joué un jour", avoue-t-il. Moondog se produit régulièrement sur scène : à Herten et Recklinghausen en 1981, Paris en 1982, Salzbourg en 1984... En 1988, Moondog est invité à faire l'ouverture du 10ème festival des Trans Musicales à Rennes, accompagné de l'orchestre de la ville (au beau milieu du premier concert, l'orchestre quitta la scène pour des raisons de "filmage abusif" puis revint... Le second concert fut tout bonnement annulé !). L'année suivante, autre accueil, autre ambiance, Moondog fait l'ouverture du New Music America festival à New York. Il dirige le Brooklyn Philharmonic Chamber Orchestra. Assis sur un côté de la scène et frappant sur un tambour, il conduit ainsi l'orchestre en lui donnant la mesure. Ce sera son dernier séjour aux Etats-Unis. Toujours en 1989, Moondog participe à deux titres de l'album My Place de Stefan Eicher (qu'il a rencontré aux Trans Musicales). Moondog et Stefan Eicher collaboreront une nouvelle fois en 1992 pour un concert à Winterthur en Allemagne.



1992 est l'année de la publication de Elpmas, un disque de protestation contre les mauvais traitements infligés à toutes les populations indigènes à travers les siècles. Sur Elpmas figurent des instrumentaux aux rythmiques "minimalistes répétitives" alternés avec des chœurs d'hommes d'inspiration indienne, ainsi que Cosmic Meditation, une longue plage sans percussions. Cette publication est suivie par une mini tournée en Allemagne en 1992, puis en 1994. En 1995, Moondog se rend à Londres à l'invitation du Meltdown Festival d'Elvis Costello. Pour ce concert étaient réunis le London Saxophonic et le London Brass. Moondog et le London Saxophonic ont ensuite enregistré Sax pax for a pax (1997), sur lequel figurent des réinterprétations (trop strictes peut-être ?) des compositions de Moondog.

Moondog a quitté notre monde le 8 septembre 1999 à l'âge de 83 ans. Durant sa vie il aurait composé plus de 300 madrigaux, passacailles, canons et autres musiques pour orchestres à cordes, orchestres à vent, piano, orgue... et plus de 80 symphonies ! L'enregistrement de son dernier concert, donné en juillet 1999 au Festival MIMI à Arles, a été publié fin 2004, en tant que deuxième volume du double CD The German Years 1977-1999 par Roof Music.

Ce double CD The German Years 1977 - 1999 présente aussi, comme son nom l'indique, une compilation d'œuvres pour la plupart extraites des albums publiés par le label allemand Roof Music (H'art Song, Elpmas, Moondog in Europe et Instrumental Music). Cette compilation contient également "Bumbo" de l'album Big Band (Trimba, 1995), ainsi que, pour la première fois sur Cd, "Dark Eyes", extrait de l'album Bracelli (1986). A l'occasion de la sortie de cette anthologie, Roof Music a publié, quasi simultanément, Moondog remixed No. 1, un EP contenant 3 titres, chacun étant un remix d'une oeuvre de Moondog par 3 artistes de la scène électro-hip-hop. "Dog Trot" est un remix par Christian Becker, d'après une oeuvre de Moondog du même nom. Sur "Get a Move On" le DJ anglais Mr. Scruff utilise "Bird's Lament", l'hommage fait par Moondog à Charlie Parker juste après sa mort. A noter que ce remix a été utilisé comme fond sonore des pub TV de France Télécom (en France), et des marques de voitures Volvo (en Europe) et Lincoln (aux Etats-Unis). Le troisième titre de ce EP, "The Return of Reimemonster", est signé par Afrob. Ce rappeur allemand utilise un sample de la pièce pour orchestre de 1969 "Minisym I".

Le label anglais Honest Jons. a édité en octobre 2005 The Viking Of Sixth Avenue, une compilation qui pioche dans les premiers disques enregistrés par Moondog de 1949 à 1956, une période qui constitue les 3/4 du disque. On retrouve notamment l'intégralité de Moondog on the streets of New York (Mars records, 1953), une face de Moondog and his Friends (Epic, 1953) une face de Improvisations at a Jazz Concert (Brunswick, 1953) et 3 titres sur 4 de Moondog and his honking geese (1955). La compilation est étrangement complétée par une dizaine de titres provenant d'enregistrements de 1969 à 1995... The Viking Of Sixth Avenue reste tout à fait intéressant même s'il donne une impression de puzzle troué. A l'exact opposé en matière de qualité éditoriale, notons l'édition en "fac-similé" (et en CD) du EP Pastoral Suite / Surf Session par le label Moondog's Corner. Pastoral Suite / Surf Session est l'un des tous premiers disques enregistrés par Moondog, en compagnie de sa femme Suzuko, au Spanish Music Center à New-York vers 1953. Cette réédition est évidemment celle d'un passionné, Thomas Heinrich, créateur du label Moondog's Corner et du www.moondogscorner.de. On lui doit déjà la réédition, en 2001 et aux mêmes formats, de Moondog and his honking geese, un EP enregistré en 1955.

Moondog's Corner a réédité l'intégralité du vinyle Moondog And His Friends, publié par Epic en 1953. Ces pièces sont agrémentées de titres plus récents. "Logrundr XVIII in C-Sharp Minor" a été enregistré en 1987 par l'organiste américain Paul Jordan sur son album Buxtehude, Moondog and Co.. "Fleur de Lis" figure sur le premier album de la harpiste allemande Xenia Narati Moondog Sharp Harp datant de 2005. "Sun Collector In 7/8" est une improvisation de Stefan Lakatos jouant sur le trimba de Moondog.



Bibliographie: Robert Scotto Moondog : The Viking of 6th Avenue: The Authorized Biography (Process Media, 2007)

LIENS:
Le Viking de la 6ème Avenue
site officiel en anglais, le plus complet, MOONDOG's Corner (www.moondogscorner.de) n'existe plus. Copie a été archivée par Archive.org.



source: MOONDOG (1916-1999), le ménestrel de la musique contemporaine sur néosphères.

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